Mon fils aimé,
Je prie les Cinq qu'ils t'accordent la force et le courage de ton père ainsi que l'esprit et la détermination de ta mère. Si tel est le cas, tu survivras aux épreuves que je t'ai imposées et tu seras un jour capable de revenir vers moi et de me présenter le précieux collier que je t'ai légué.
Je t'écris cette lettre pour que tu comprennes pourquoi ce jour venu, je nierai être ta mère et pourquoi après cela, nous ne pourrons jamais plus nous voir ni nous parler.
Tu es en droit d'apprendre la vérité sur ton père et sur moi, ainsi que les raisons pour lesquelles tu as dû grandir seul. Après des années de silence, je vais enfin lever ce lourd secret...
J'imagine combien ton enfance a dû être douloureuse et combien tu dois me haïr de t'avoir abandonné. Peut-être me pardonneras-tu après avoir lu cette lettre... à moins que le récit de mon crime ne te pousse à me détester encore plus...
Comprends simplement que je t'aime et que c'est pour te sauver que je t'ai laissé. Ce fut pour moi un odieux crève-coeur que d'abandonner mon bébé dans la forêt de Moslan, mais je n'avais pas d'autre choix que de partir. J'ai prié pour que les Cinq Seigneurs Shédims veillent sur toi...
Je suis la fille d'un grand prêtre. Tout le monde pense que notre richesse nous protège des rugosités de la vie. Il est pourtant vrai que si jamais je n'ai souffert physiquement ou financièrement, j'ai très tôt subi une pression psychologique trop pesante. Alors que j'étais encore très jeune, ma famille a arrangé mon mariage avec le fils d'une autre famille de prêtres. Des années durant, j'ai été l'obligée tout à la fois de mon père et de mon fiancé. J'apparaissais publiquement comme celle qu'ils voulaient tous deux que je sois, étouffant toujours un peu plus celle que j'étais réellement.
Ma vie était routinière et trop stricte. J'ai été traînée dans mille banquets et festins gargantuesques, reléguée toujours au second plan. Même lorsque ces festivités honoraient mon père ou mon fiancé, je devais m'appliquer à ne pas plus attirer l'attention sur moi qu'une assiette ou qu'une pièce de mobilier.
Ton père, Jefaln, est né à Morheim. Il était issu d'une famille sans noblesse ni Daeva. À Pandaemonium, les individus sans pedigree sont souvent méprisés, mais Jefaln était un guerrier extrêmement renommé. Il avait su se distinguer par ses compétences martiales et son aptitude à diriger d'importantes alliances dans les Abysses.
Nombreux furent les nobles qui tentèrent de l'ignorer, mais à mesure qu'il continuait d'accumuler les hauts faits, ils furent bientôt contraints de lui accorder le respect et la promotion qu'il méritait. Mon père et moi rencontrâmes pour la première fois Jefaln lors d'une fête organisée pour célébrer l'une de ses nombreuses victoires. Lorsque les danses commencèrent, je m'assis à l'écart, les yeux rivés sur le sol.
Et puis, Jefaln s'est approché de moi. Il a posé délicatement un doigt sous mon menton et a relevé mon visage jusqu'à ce que nos regards se croisent. Son large sourire était à ce point communicatif que je ne pus m'empêcher de lui sourire en retour. Cette magnifique femme ne saurait-elle pas comment se divertir ? Si vous me permettez...
Il prit ma main et m'aida à me lever. L'assistance entière semblait profondément choquée tandis que mon père, furieux, observait la scène. Jefaln étant le héros des festivités, il aurait été malvenu de ma part de refuser.
Je m'attendais à ce que ce guerrier solidement charpenté soit gauche et quelque peu brusque, mais il n'en fut rien. Sa délicatesse n'avait d'égale que la grâce et l'élégance de ses pas de danse. Je sentais sur ma peau la douce chaleur de ses mains. Danser avec lui faisait battre mon cœur si fort que je craignais qu'il ne l'entende. À n'en pas douter, il n'avait d'yeux que pour moi. Ce n'est qu'à ce moment que je compris combien toute ma vie, j'avais été rabaissée, combien mon père et mon fiancé m'avaient fait oublier qui j'étais.
Lorsque la musique s'arrêta et que nous nous saluâmes, Jefaln passa délicatement une mèche de mes cheveux derrière mon oreille et murmura : J'attendrai sous votre fenêtre dans l'espoir de contempler de nouveau votre indicible beauté.
Lorsque nous rentrâmes chez nous ce soir-là, mon père éclata de rage. Un insolent Daeva de basse extraction avait osé inviter sa fille promise à un autre à danser. Alors qu'il hurlait courroucé, je ne parvenais à penser qu'à une chose : Il faut que j'aille ouvrir ma fenêtre.
Mon père mit des heures à s'endormir, et lorsque je pus enfin me risquer à ouvrir ma fenêtre, Jefaln était encore là à attendre, comme il l'avait promis. À peine eussé-je ouvert ma fenêtre qu'il vola jusqu'à moi. Il prit alors ma main et me demanda : Me faites-vous confiance ?. J'acquiesçai et il déploya ses ailes pour s'envoler. Renforcées par les combats, elles étaient à ce point magnifiques que j'en restai béate d'admiration jusqu'à ce que sa main, posée sur la mienne, me ramène à la réalité.
Nous volâmes bien loin, et plusieurs fois Jefaln dut s'arrêter pour que je puisse le rattraper. Cependant, jamais il ne fit montre d'impatience. Nous finîmes par nous poser sur la canopée d'un bosquet que jamais, malgré mes recherches, je n'ai réussi à retrouver.
Rien de fâcheux ne se déroula cette nuit-là. Nous nous assîmes au sommet des arbres et passâmes la nuit à discuter. Nous parlâmes de nos parents, de notre enfance, de notre ascension. Ce qui me toucha le plus fut la franchise avec laquelle il parlait de ses inquiétudes et de ses peurs. En tant que chef de légion, face à ses soldats, il ne pouvait se permettre de laisser transparaître ses craintes, mais cela ne signifiait pas qu'il n'en éprouvait aucune. Alors que nous parlions, il avait pris ma main dans la sienne. Plus nous parlions, plus je m'attachais à lui... Je suis convaincue qu'à cet instant, il en ressentait tout autant.
Je fus de retour à la demeure familiale au moment où les domestiques s'éveillaient. Le manque de sommeil aurait dû m'accabler, mais je me sentais pourtant plus euphorique et vivante que je ne l'avais jamais été depuis mes tendres années.
Jamais nous ne planifiâmes nos entrevues. Chaque soir, je laissais ma fenêtre ouverte espérant avoir la chance de passer du temps avec lui, et chaque fois que son emploi du temps le lui permettait, il venait avec moi passer les dernières heures de la nuit. Pour échapper aux yeux et aux oreilles de tous, nous nous envolions chaque fois vers un endroit nouveau. Une nuit près de chutes d'eau, une autre dans un théâtre abandonné...
Après plusieurs semaines, notre amitié s'affirma. Il devint mon meilleur ami. Certaines nuits, nous parlions jusqu'à l'aube, d'autres, nous restions assis côte à côte sans mot dire. Dans un cas comme dans l'autre, nous étions simplement heureux d'être ensemble.
Je me levais chaque matin la joie au coeur, pleine d'entrain et d'énergie, impatiente de le retrouver à la nuit tombée. Ma famille se rendit compte de ce changement et apprit que j'avais un nouvel ami sans savoir de qui il s'agissait. Quand, par erreur, je laissai entendre que cet ami était un homme, mon père et mon fiancé furent ivres de rage. J'étais moi-même hors de moi. Il n'était pas question que j'abandonne cette innocente amitié au profit de leur jalousie déplacée.
Plus discrets et vigilants que jamais, nous continuâmes à nous voir. Une nuit, Jefaln semblait profondément préoccupé. Alors que je l'écoutais parler, il passa une mèche de mes cheveux derrière mon oreille, comme il l'avait fait le soir de notre première rencontre, mais cette fois-ci, sa main se posa sur ma nuque qu'il caressa tendrement ainsi que mes épaules, puis il se pencha pour m'embrasser. Pour la première fois de ma vie, je maudis ma vie de prestige et d'obligations et, bien loin de résister, je l'embrassai en retour.
Nous nous réveillâmes au matin dans les bras l'un de l'autre. D'autres matins comme celui-ci suivirent. Notre amitié avait changé, mais ni lui ni moi n'en regrettions rien. Avec mon mariage proche et son travail, nous savions pertinemment, bien que j'espérasse secrètement que ce fut le cas, que notre relation ne pourrait durer éternellement.
Un jour, il fut envoyé en mission dans les Abysses. Des semaines durant, je n'eus de lui aucune nouvelle et ne le revis plus. Ses mots et ses mains me manquaient affreusement. C'est en entendant discuter les tenanciers d'une taverne que j'appris que Jefaln était mort au combat, trop loin d'un Obélisque pour pouvoir revenir à la vie. Effondrée à cette nouvelle, je m'évanouis.
Alors que j'étais noyée par le chagrin, je découvris que j'étais enceinte de toi. Ma grossesse confirmée, j'empaquetai quelques affaires et l'intégralité de ce que j'avais d'argent et quittai Pandaemonium. Sachant que ma famille ne m'autoriserait jamais à porter l'enfant de Jefaln, je n'avais pas d'autre choix, pour te protéger, que de la fuir. Je ne pouvais la laisser me trouver. Pour toi, je me suis faite fugitive...
Après avoir traversé tout Asmodae, j'ai accouché de toi à Altgard. Peu après, mon père m'y retrouva. Pour qu'il ne sache rien de ton existence, je t'abandonnai dans la forêt avant d'être rattrapée par mes poursuivants.
Je suis convaincue que mon père a eu vent des rapports que Jefaln et moi entretenions, et qu'il est impliqué dans sa mort dans les Abysses. S'il a été capable d'un acte aussi ignominieux, il n'aurait probablement pas hésité à ôter la vie d'un nourrisson. C'est pour que mon père ne puisse pas te tuer que j'ai gardé secrète ton existence, et c'est pour la même raison que tu devras le faire, toi aussi.
Je te laisse ce collier pour qu'un jour, tu puisses me retrouver et apprendre la vérité sur tes origines. Sache cependant que cette vérité doit rester tienne. Nul ne devra jamais découvrir notre passé.
Pour ma part, je finis par être ramenée de force à Pandaemonium. Pour beaucoup, ma fugue était due à une montée d'angoisse avant mon mariage.
Aujourd'hui que je suis mariée, j'ai repris ma vie de fantoche. Mon mari est un homme bon. Il ne mérite pas le mal que lui causerait la vérité. Mon amour, cependant, t'es tout entier dévoué. Je vis toujours dans l'espoir que tu apprennes ce qu'il en fut de ton père et de moi.
Si pour ta sécurité, je n'ai pu t'élever, j'ai toujours prié pour que tu deviennes un homme honorable et que ta vie soit heureuse.
Le temps que j'ai passé avec Jefaln ne compte pas parmi mes regrets. Ma seule véritable douleur est de n'avoir pu t'offrir un foyer et de t'avoir abandonné au destin, dans la forêt de Moslan.
Jamais je ne te demanderai de me pardonner. En revanche, je t'en conjure, souviens-toi de ceci...
Ton père était un homme formidable et hautement respectable qui fit beaucoup pour Asmodae. Il est mort sans jamais avoir rien su de toi.
Tu es son héritage à Asmodae.